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En 2010, Thomas Cadène lance le projet Les Autres Gens, un roman-feuilleton en bande-dessinées. L'aventure commence sur Internet. Autour de ce projet ambitieux de "BéDénovela" se presse la fine fleur du neuvième art : Bastien Vivès (dont il a déjà été question sur Bla Bla Blog), Asseyn, AK, Singeon ou Sébastien Vassant.
La série se termine deux ans plus tard, ayant mobilisé plus d’une centaine de dessinateurs de tous horizons, au service d’une histoire à multiples intrigues tournant autour de Mathilde, ses amis, ses parents et sa famille.
Les Autres Gens débutent par le plus improbable des scénarios : Mathilde Islematy, étudiante en droit, se retrouve du jour au lendemain propriétaire d’un magot de 30 millions d’euros, pour avoir donné à un joueur de l’EuroMillions, trois numéros gagnants du gros lot. Voilà donc la jeune femme liée au gagnant officiel, Hippolyte Offman, qui partage avec elle ses 60 millions. Mathilde choisit de garder secret sa soudaine fortune à se sproches. Le pourra-t-elle jusqu’au bout ?
La réussite de ce premier volume des Autres Gens tient d’abord à la grande cohérence d’un roman-feuilleton qui dépoussière le genre. Thomas Cadène impose d’emblée ses personnages aux caractères bien trempés : Mathilde, bien entendu, mais aussi ses parents – bobo – Henri et Irène Islematy, Camille Meyer, la bonne copine paumée, Emmanuel Viriat, l’amoureux transit ou Hippolyte Offman, dandy et romanesque à souhait. La galerie s’étoffe au fur et à mesure de ce premier opus, donnant à cette novela graphique un air feuilletonesque très séduisant avec son lot d’intrigues amoureuses, de questionnements sur l’existence et d’engagements.
16 dessinateurs se sont relayés pour créer les 23 chapitres du premier volume des Autres Gens. 16 styles différents au service des mêmes personnages et de la même histoire. Le lecteur sera décontenancé dans les premières pages par ce choix artistique (car "la" Mathilde dessinée par Bastien Vivès diffère de "la" Mathilde d’Alexandre Franc ou celle de Vincent Sorel) mais cela n’altère en rien la cohésion d’une belle série ambitieuse et révolutionnaire qui s’est terminée en 2012 et qui est disponible en albums et sur le site Internet des Autres Gens.
En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut a été le phénomène littéraire surprise de ce début d’année. Aucun bookmaker n’aurait sans doute parié sur ce premier roman d’un illustre inconnu, mais un bouche-à-oreille élogieux a, au fil des mois, consacré En attendant Bojangles et sa couverture délicieusement kitsch comme une œuvre marquante, et sans doute pour longtemps.
Le titre du roman renvoie à un titre de Nina Simone, Mr Bojangles, dont le narrateur, un jeune garçon, se souvient comme de la chanson préférée de ses parents. De drôles de parents en vérité ! Lui, Georges, a abandonné son travail pour vivre dans une joyeuse oisiveté. Elle, fantasque et imprévisible, a choisi l’insouciance et n’a pour toute règle de vie que le plaisir, la passion pour son homme et la danse : "Mes parents dansaient tout le temps, partout. Avec leurs amis la nuit, tous les deux le matin et l'après-midi. Parfois je dansais avec eux. Ils dansaient avec des façons vraiment incroyables, ils bousculaient tout sur leur passage, mon père lâchait ma mère dans l'atmosphère, la rattrapait par les ongles après une pirouette, parfois deux, même trois. Il la balançait sous ses jambes, la faisait voler autour de lui comme une girouette, et quand il la lâchait complètement sans faire exprès Maman se retrouvait les fesses par terre et sa robe autour, comme une tasse sur une soucoupe."
Nina Simone accompagne les journées folles de ce drôle de couple et de leur fils, témoin et acteur malgré lui de cette histoire d’amour hors norme. Le plaisir, la fête, la musique, la danse et l’insouciance sont cependant rattrapés en cours de roman par le drame, la folie et la tragédie. Une lutte s’engage pour que la vie et le bonheur reprennent leur place. Est-ce encore possible ?
Olivier Bourdeaut a été comparé à Boris Vian pour ce premier roman où derrière la fantaisie parfois surréaliste se cache le désespoir. En vérité, il y a du Francis Scott Fitzgerald dans ce premier roman finement ciselé. À l’instar de Tendre est la nuit, En attendant Bojangles est une ode triste à la fête pour échapper à des blessures insurmontables : "Quand la vérité est banale et triste, inventez-moi une belle histoire."
Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, éd. Finitude, 2016, 156 p.
Regardez cette photo devenue culte dans l'art contemporain. Qu'y voyons-nous ? Sur ce cliché de la photographe néerlandaise Rineke Dijkstra, une jeune fille est saisie un jour de baignade. L'adolescente, en maillot de bain une pièce, se tient figée face à l'objectif, devant une plage déserte, un paysage aux contours imprécis, une mer agitée et un ciel grisâtre. Elle a l'apparence d'une adolescente frêle et timide. Sur sa peau blanche, des marques de bronzage se devinent et quelques mèches de cheveux s'agitent au vent. Son sourire est énigmatique et sa pose cambrée comme empruntée. À quoi pense-t-elle ? Son regard bleu soutient celui du spectateur sans rien dévoiler de l'expression de cette plagiste.
Qu'est-ce qui a bien pu faire la postérité de ce cliché, le premier d'une longue série qui a mené la photographe Rineke Dijkstra sur des plages d'Europe et d'Amérique du Nord, sur les traces de jeunes baigneuses comme celle-ci ? Le modèle, une adolescente comme il en existe des millions d'autres dans nos contrées, n'est pas mise en valeur pour sa plastique et le cliché est dénué de tout érotisme.
La scène racontée par Rineke Dijkstra est banale : la jeune baigneuse photographiée le 26 juillet 1992 sur une plage de Pologne (Kołobrzeg) aurait tout aussi bien pu être photographiée de nos jours, sans qu'aucun détail ne change. Alors d'où vient alors l'irrésistible attraction de cette scène ordinaire si elle ne vient ni du modèle ni de l'histoire racontée ? Peut-être justement à son intemporalité et à son classicisme.
Classique, justement, est le sujet choisi par Rineke Dijkstra : une scène de bain. À ceci près que les artistes passés ont souvent représenté leur modèle nue et le plus souvent dans des poses érotiques. Tel n'est pas le cas, comme nous l'avons dit, pour cette photographie de 1992.
Une peinture est d'ailleurs emblématique de cette tradition : La Naissance de Vénus de Boticelli. Cette peinture profane représente un personnage mythologique, Vénus, sortant des eaux sur une coquille Saint-Jacques géante. Sous une pluie de roses, elle est accueillie sur une plage par, à sa droite, Zéphyr et sa femme Chloris, la déesse des fleurs, et à sa gauche par une des trois Heures personnifiant le printemps. L'observation de l’œuvre de Botticelli remet en perspective la photographie de Rineke Dijkstra. La fascination pour cette baigneuse polonaise prend ici tout son sens : l'adolescente polonaise en maillot une pièce, c'est Vénus.
La similitude des deux modèles est flagrante : la pose déhanchée des personnages à la peau blanche, les boucles de cheveux agités par le vent, la main gauche posée sur une cuisse, jusqu'aux pieds de cette baigneuse polonaise reprenant dans un mimétisme troublant la posture de la Vénus renaissante. L'adolescente gracile devient sous l’œil de la photographe néerlandaise une jeune déesse, au milieu d'un paysage désert lui aussi "très renaissance" : l'effet vaporeux de la plage et de la mer n'est pas sans rappeler la technique du sfumato, chère à Léonard de Vinci.
La jeune baigneuse de Rineke Dijkstra, vue et interprétée sous l'angle du tableau du tableau de Botticelli, devient une œuvre d'art fascinante et, du même coup, un classique de la photographie contemporaine.
Dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, Rineke Dijkstra est une des artistes invitées par la Frac Haute-Normandie pour l’exposition "Portrait de l'artiste en Alter" à Sotteville-lès-Rouen, du 28 avril au 4 septembre 2016.
Rineke Dijkstra, Kołobrzeg, Pologne, 26 juillet 1992 Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, 1486, Florence, Galerie des Offices "Portrait de l’artiste en alter", FRAC Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen du 28 avril au 4 septembre 2016, du mercredi au dimanche de 13H30 à 18H30, entrée libre
C’est une histoire de philtre d’amour d’un autre genre qui nous est proposé par Alex Varenne dans La Molécule du Désir, une bande dessinée sortie en 2013.
Le docteur Steiner, une scientifique aussi douée que collet monté, est la créatrice d’une molécule révolutionnaire capable de stimuler de manière spectaculaire la libido. C’est une aubaine pour le laboratoire suisse qui l’emploie. La chercheuse demande à son assistante, Yumi, de servir de cobaye et de tester sur elle-même le nouveau produit chimique.
Les premiers essais sont concluants au-delà de toutes les espérances. Yumi donne de sa personne, confirmant les promesses de ce Viagra d’un autre genre. Invitée aux États-Unis afin de travailler sur cette invention, madame Steiner embarque avec elle sa jeune assistante qui va continuer à tester avec ardeur (avec le concours volontaire ou non de sa patronne) tout le potentiel érotique de la molécule miraculeuse.
Alex Varenne, auteur légendaire de bandes dessinées érotiques, déploie sur seize chapitres autant de prétextes à décliner le désir et la sexualité sous toutes ses formes, toujours avec imagination, malice et humour. Les épisodes avec Mr Bazooka ou bien la séquence chez le gynécologue méritent à eux seuls la lecture de ce livre audacieux. Le bloggeur fera une mention spéciale pour le personnage du Dr Steiner, une vraie réussite scénaristique.
Dans le style qui le caractérise – noir et blanc sobre et élégant, décors minimalistes, dessin maîtrisé magnifiant le corps des femmes – Alex Varenne nous parle de pulsions irrépréhensibles, de la mécanique du désir et du sexe dans ce qu’il a de plus ludique. Les esprits chagrins verront La Molécule du désir comme un ensemble de saynètes sans queue... ni tête. Ce serait d’une grande injustice. En cette période sombre, cette bande dessinée d’Alex Varenne est un puissant antidote à la morosité, en plus d’être un manifeste pour rendre le sexe drôle et l’érotisme joyeux.
C’est d’un calvaire dont il est question dans Le Chemin le plus radieux, d’un calvaire mais aussi d’une histoire d’amour menée à son terme après deux années d’agonie.
Maryvonne Chauvin raconte dans ce témoignage (préfacé par Catherine Armessen) les deux dernières années de la vie de son mari, entre la déclaration de sa maladie de Creutzfeldt-Jakob et son décès.
L’auteure raconte dans une langue sèche, épurée et sans misérabilisme (aux antipodes du titre de l’ouvrage que le bloggeur ne trouve pas bien choisi), le quotidien d’une femme ayant affronté avec et pour son mari une maladie rare (et largement oubliée par les services de santé et les laboratoires pharmaceutiques) : les premiers symptômes, les derniers moments de bonheur à deux (un voyage à Venise), les examens médicaux, le diagnostic reçu comme un coup de poing, les parcours de soins kafkaïens, les relations souvent compliquées avec les médecins qui semblent souvent aussi perdus et démunis que les malades ou leurs proches, les gestes de la vie quotidienne devenus des épreuves constantes, les quelques moments de répit, puis les ultimes moments pour accompagner son mari jusqu’au bout du bout.
Pour ce document autobiographique, l’auteure a choisi de s’exprimer à la deuxième personne du singulier. Véritable exutoire, cet ouvrage est aussi un dialogue pour l’homme qu’elle a aimé et qui ne cache pas la question la plus cruelle qui soit : "Qu’avons-nous fait pour mériter un tel châtiment ?"
Maryvonne Chauvin, Le Chemin le plus radieux (j’ai accompagné mon mari jusqu’au bout), préface de Catherine Armesssen, éd. Saint-Léger, 2016, 123 p.
Thibault Jehanne a choisi de travailler sur le thème des routes submersibles en Manche, filmées au petit matin. Éclipse vient offrir un clin d’œil et un hommage appuyé au travail de Frits Thaulow, le peintre de la lumière, de la neige, du blanc et de l’obscurité.
Pour une fois, je vais vous parler non pas d’un film mais de deux films, sortis en ce début d’année à quelques jours d’intervalles et présentant bien des similitudes.
The Revenant d’Alejandro González Iñárritu, avec Leonardo DiCaprio et Tom Hardy, et 8 Salopards de Quentin Tarrantino, interprétés notamment par Samuel L. Jackson, Kurt Russell et Jennifer Jason Leigh, revisitent tous deux à leur manière le western. Le western ou plutôt le "northern" car ces deux (très) longs métrages (156 minutes pour le premier et 187 minutes pour le second) se passent dans le grand froid, au cœur de l’Amérique légendaire du XIXe siècle. Ces films signés par des réalisateurs emblématiques du cinéma indépendant américain (même si Iñárritu est mexicain) offrent deux visions originales, quoique diamétralement opposées, d’un genre qui a connu un nombre important de mues au cours du XXe siècle.
Pendant de longues décennies, le westen rimait avec conquête de l’ouest, grandes chevauchées fordiennes, figures héroïques du cow-boy "à la John Wayne" ou du trappeur blanc contre l’Indien (forcément) sauvage. Devenu plus sombre à partir des années 60, le western a changé de perspectives en ne cachant plus les horreurs du XIXe siècle : que ce soit la violence, omniprésente dans les films de Sergio Leone ou de Clint Eastwood ou encore le génocide indien dans Little Big Man et Danse avec les Loups. Iñárritu et Tarantino ont choisi à leur tour de s’approprier ce genre cinématographique archirebattu.
Dans The Revenant et 8 Salopards, le spectateur se trouve en terrain a priori connu : pionniers contre indiens dans le premier film, chasseurs de primes et hors-la-loi dans le second. La nature sauvage, la neige et le blizzard sont des prétextes pour nouer une intrigue où les hommes peuvent se révéler soit des héros hors du commun soit de parfaites abominations.
The Revenant a été scénarisé à partir d’un fait authentique survenu en 1823. Traqués par des Indiens, des trappeurs, conduits par Hugh Glass (Leonardo DiCaprio) et son films métis Hawk, prennent la fuite au milieu d’une nature sauvage. Blessé par un ours au cours d’un combat, Glass est laissé pour mort et enterré, non loin de son fils qui a été tué pour permettre la fuite des autres trappeurs. Porté par une volonté animale, Glass parvient à se relever. Il prend la route, seul au milieu d’une nature hostile, pour retrouver ses congénères et se venger. Porté par un Leonardio Dicaprio inspiré et la plupart du temps muet, Iñárritu conte l’histoire d’un calvaire et d’une leçon de survie d’autant plus frappante qu’elle s’inspire d’une histoire réelle.
Pour 8 Salopards, Tarantino a écrit de toute pièce une histoire de crapules, de haine et de morts dans une Amérique sombre et glaciale. Une diligence transporte quatre hommes et une femme, la hors-la-loi Daisy Domergue, en plein blizzard. Un chasseur de prime, John Ruth (Kurt Russell), doit la conduire à Red Rock pour y être pendue. Deux autres compagnons d’infortune les accompagnent : outre le conducteur de diligence O.B. (James Parks), il y a un second chasseur de primes, Marquis Warren (Samuel L. Jackson), et le futur shérif de Red Rock, Chris Mannix (Walton Goggins). Pris par la neige, la diligence doit s’arrêter dans une auberge où sont déjà présents quatre autres voyageur : Oswaldo Mobray, le bourreau de Red Rock (Tim Roth), un cow-boy, Joe Gage (Michael Madsen), le Mexicain Bob (Demián Bichir) et le général confédéré Sanford Smithers (Bruce Dern). Bientôt, il s’avère qu’au moins un de ces voyageurs est de mèche avec Daisy Domergue pour la libérer et ne laisser aucun témoin.
Là où Iñárritu mettait en valeur la nature sauvage, silencieuse, spectaculaire, impitoyable ou salvatrice (voir la magnifique scène du cheval mort !), Tarantino bâtit un huis-clos suffoquant, ultra-violent et aux dialogues incisifs. La libération d’une prisonnière - habitée par une démentielle Jennifer Jason Leigh - est le prétexte pour un règlement de comptes, d’abord à coup de mots (comme pour tous les Tarantino, celui-ci est particulièrement bavard) puis à coup de revolvers, fusils, armes blanches ou corde. Comme dans The Revenant, il est aussi question de vengeances et de règlements de compte, mais là où Iñárritu construit un drame épique, psychologique et tragique (la mort d’un enfant est le point de départ d’une épopée tragique de plus de 300 kilomètres), Tarantino fait des 8 Salopards un ballet sanglant et cruel sur fond des séquelles de la guerre de Sécession. Aucun des personnages n’est ménagé dans ce western en dépit de quelques séquences d’humour noir. Le visage de l’Amérique des pionniers en sort égratigné, dans un joyeux bain de sang et sur une bande originale soignée comme toujours chez le réalisateur de Pulp Fiction.
The Revenant et 8 Salopards signent peut-être le retour d’un genre, le western, que l’on avait, à l'instar du personnage joué par Leonardi DiCaprio, trop vite enterré.
The Revenant d'Alejandro González Iñárritu, avec Leonardo DiCaprio et Tom Hardy, Etats-Unis, 156 mn, 2015, en DVD et Blu-ray 8 Salopards de Quentin Tarrantino, avec Samuel L. Jackson, Kurt Russell, Jennifer Jason Leigh, Walton Goggins, Demián Bichir, Tim Roth, Michael Madsen, Bruce Dern, Channing Tatum et Zoë Bell, Etats-Unis, 187 mn, 2015, en DVD et Blu-ray
Frits Thaulow (1847-1906) était inconnu pour le public français, du moins jusqu’à ces dernières années. Pour la troisième fois, après deux expositions en 2011 et 2013, le Musée des beaux-arts de Caen présente des œuvres de ce peintre norvégien, grand voyageur, romanesque et artiste d’avant-garde.
Il y a sans nul doute urgence à découvrir l’exposition qui lui est consacrée : Frits Thaulown Paysagiste par Nature, jusqu’au 26 septembre 2016. D’abord parce qu’il s’agit de la plus importante rétrospective en France de cet impressionniste : dans le cadre de Normandie Impressionniste, le musée des beaux-arts de Caen présente 61 œuvres, issues pour la plupart de la Galerie Nationale d’Oslo. Ensuite parce que Thaulow offre le visage d’un artiste à la fois attachant et proche de nous. Son ami et peintre Christian Krohg dit de lui en 1874 : "C’est un type épatant, le seul parmi les peintres ici chez qui on trouve un peu d’humour et d’amabilité. En revanche, les autres sont de tristes sires tout autant qu’ils sont."
Visionnaire, sociable, amoureux de la France, Thaulow a été un artiste moderne, travaillant avec un agent et revendiquant un mode de vie à la fois sophistiqué et attaché à une forme d’écologie : un bobo du XIXe siècle, en quelque sorte ! Comme ses homologues impressionnistes, le peintre norvégien représente les petites gens de son époque : ouvriers, pêcheurs, dockers ou bergers. Mais cette société n’est pas peinte avec misérabilisme. Thaulow y décrit le bien-être, l’intimité de ses habitants, la beauté simple de la nature (Journéed’été, 1881) et un certain art de vivre norvégien.
L’exposition temporaire s’ouvre sur une toile certainement emblématique de l’homme, Sillage d’un Paquebot (vers 1898). Cette huile est moins à voir comme une peinture de marine que comme l’expression d’un voyageur, un artiste ayant parcouru le monde au point d’avoir été internationalement connu à son époque. L’artiste a choisi de représenter, dans cette petite toile, non le bateau en lui-même mais son sillage évanescent : "Je suis resté longtemps à regarder l’océan. Les larges masses d’écume s’élargissaient en lignes merveilleuses et en masses décoratives semblables à des dalles de marbre noir et blanc, polies par les flancs durs du navire" raconte-t-il.
C’est d’abord dans la marine que Thaulow s’affirme, dans la droite ligne du courant académique mariniste. Un académisme somme toute modeste pour la petite capitale norvégienne, dépourvue au milieu du XIXe siècle de grande institution artistique académique. Enfant d’une famille bourgeoise éprise d’arts et lettres (l’écrivain Bjørnstjerne Bjørnson est un ami de la famille), le jeune Thaulow est fasciné par le peintre mariniste Carl Frederik Sørensen dont les œuvres ornent le domicile parental et qui l’influencera dans ses marines de tradition romantique (Marine après la tempête, 1871).
Car les influences de Thaulow sont d’abord à chercher du côté de ses compatriotes : Sørensen, je l'ai dit, mais aussi Hans Budde. Le jeune peintre est marqué par le courant naturaliste de ce dernier. Pour ses premières œuvres, il cherche à transmettre le réalisme de ses sujets et de ses matières, utilisant des teintes grises et brunes. En Norvège, Thaulow est également en contact avec un autre de ses condisciples, Edvard Munch. Le musée des beaux-arts de Caen présente une des toiles de l’auteur du Cri : Saxegådsgate (v. 1882).
En 1872, Thaulow s’arrête dans un modeste village de pêcheur, Skagen, pour représenter la vie simple de ses habitants (Le Cotre Liberté, 1872), à la manière d’Eugène Boudin : larges touches de pinceau, teintes grises du ciel, personnages à peine esquissés. En Norvège, c’est à la vie de ses contemporains qui l’intéresse : Le Retour des Pêcheurs, à Skagen (1879), Rivage (1879) montrant l’embouchure de la rivière Ogna dans la mer à Jæren. Thaulow s’affirme comme un dessinateur et un coloriste hors pair lorsqu’il représente le port de Christiana (Revierhavnen, 1881).
En 1874, Thaulow découvre la France, un pays qu’il arpentera toute sa vie : Normandie, Bretagne, Picardie ou Paris. Il ramène de ses voyages des représentations de paysages et de côtes : Montreuil-sur-Mer dans le Pas-de-Calais, les rives de la Somme en Picardie, la Dordogne en Corrèze, la Seine à Paris de 1892 à 1893 ou Quimperlé dans le Finistère (Le Soir à Quimperlé, Bretonne sur le Pont, v. 1901-1902).
Frits Thaulow vit à Dieppe de 1894 à 1899 et, tout en poursuivant son travail pictural, ouvre sa résidence aux artistes influents de son époque. Les Thaulow reçoivent chez eux de nombreux artistes et personnalités influentes des arts : Serge Diaghilev, Sarah Bernhardt ou August Strindberg. Thaulow accueille également Oscar Wilde, condamné et indésirable dans son pays en raison de son homosexualité. Mondain, sociable et altruiste, Thaulow est une personnalité publique dont la voix porte. Dieppe, ville prisée centre névralgique dans les liaisons internationales, est un port d’attache qui conduit le peintre aux quatre coins du monde pour y gérer sa carrière. La ville reste liée à l’artiste norvégien qui en fait une source d’inspiration (La Plage à Dieppe, v. 1897)et qui saura s’en souvenir : le premier tableau impressionniste acquis par le musée municipal sera un Thaulow, deux ans avant l’acquisition d’œuvres de Boudin ou de Pissarro.
Influencé par l’école pleinairiste, Thaulow suit l’exemple de ses contemporains impressionnistes, Monet en premier lieu : il peint d’après nature, en plein air, et s’impose comme un coloriste passé maître dans l’art de reproduire les teintes aquatiques bleutées : "Je ne vois qu’un homme qui sache dessiner l’eau comme Boecklin, l’architecture des vagues, le remous des ondes. j’ai nommé : Thaulow" dit à son sujet Robert de Montesquiou en 1897. Thaulow impressionne littéralement lorsqu’il représente les remous d’un moulin à eau (Moulin à Eau, 1892) le bouillonnement d’une rivière à Manéhouville (v. 1897) ou l’écume des vagues sur une plage à Dieppe (v. 1899).
"Le peintre de l’eau" est aussi celui de la neige (Hiver en Norvège, 1886). Peu d’artistes ont à ce point excellé dans l’art de représenter les paysages blancs de la région d’Oslo, ex Christiana (Haugfossen (Modum), 1880). "L’exotisme" des skieurs dans la neige (Skieurs au Sommet d’une Colline, 1894) ou des enfants jouant à la luge (Rue à Kragerø, 1882) suscitent l’admiration dans les salons où ils sont exposés. Mieux, Thaulow et Monet s’influencent mutuellement et les rares paysages de neige du maître français (Soleil d’Hiver à Lavacourt, 1879-1880) sont influencés par l’artiste norvégien.
Après 1886, s’ouvre une période artistique marquée par le pastel, une technique qui avait été en vogue au cours du XVIIIe siècle (Quentin de La Tour, Chardin, Nattier), avant d’être boudée au tournant du XIXe siècle. Il revient en force grâce à Boudin et Millet. Frits Thaulow s’y intéresse à son tour. L’artiste voit tout l’apport du pastel, moyen d’expression énergique, nerveux et d’une rare expressivité grâce aux contrastes saisissants qu’il offre. Mais Thaulow y apporte sa patte. Il représente des canaux, des vues marines (Un Îlot en pleine Mer, 1890), des paysages enneigés (Effet de Neige, Norvège, 1904) et parvient à traduire les effets de matières, de reflets, de lumières et d’eaux. Il sait jouer des contrastes pour représenter les nuits les plus sombres, éclairées de quelques lampadaires et peuplées d’arbres d’un vert tranchant, ectoplasmes inquiétants.
Le royaume de la nuit est d’ailleurs l’univers de Thalow, ce que montre aussi l’exposition de Caen en consacrant une "Section nocturne". Au cours de ses voyages, l’artiste a posé son chevalet dans des lieux plongés dans l’obscurité. Et c’est au clair de lune ou bien éclairé d’une lampe à acétylène, à la lumière blanche caractéristique, que Thaulow a produit parmi les toiles les plus emblématiques de sa carrière prodigieuse : que ce soit cette Bretonne à la coiffe traditionnelle traversant un pont de Quimperlé (1901-1902), ce Cheval blanc sous un clair de lune (v. 1900) ou une vue le Soir à Dieppe (v. 1894-1898).
Frits Thaulow est présent à Caen jusqu’au 26 septembre, en compagnie d’autres artistes de son époque : Eugène Boudin, Lowell Birge Harrison, Christian Korhg, Henri Le Sidaner, Max Liebermann, Claude Monet ou Edvard Munch. C’est l’occasion de découvrir l’un des artistes les plus attachants du XIXe siècle.
Frits Thaulow, Paysagiste par nature, Musée des beaux-arts de Caen, 16 avril-26 septembre 2016 Avec un espace pédagogique et ludique pour les enfants Collectif, Frits Thaulow, Paysagiste par nature, éd. Snoek, 2016 Normandie Impressionniste
Alfred Roll, Le Peintre Frits Thaulow et sa femme Alexandra, 1890, Petit Palais, Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris Frits Thaulow, Une Rue à Christiana (détail), 1880, Oslo, Bymuseum Frits Thaulow, Monticule rocheux, motif de Kragerø, 1882, Göteborgs kunstmuseum Frits Thaulow, Le Havre : Marée basse, 1877, Thiers, Musée de la Coutellerie Frits Thaulow, La Rivière Simoa en Hiver (Modum), 1883, Oslo Nasjonalgalleriet Frits Thaulow, Le Soir à Quimperlé. Bretonne sur le Pont, 1901-1902, Royaume-Uni, collection particulière