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genève

  • Oui, je suis la sorcière

    La puissance, l'âpreté et l’ambition caractérisent dès les premières notes cet opéra oublié de Camille Erlanger, La Sorcière, drame composé en 1919. Sur un livret d’André Sardou, d’après une pièce de son père Victorien Sardou, La Sorcière avait déjà connu une première vie au théâtre grâce à Sarah Bernhardt qui incarna avec succès le rôle-titre en 1903. La Sorcière version opéra est proposée cet automne par b.records, avec un riche coffret de présentation, notamment un guide d’écoute bien documenté.    

    Disons tout de suite que cet opéra rarissime séduit à la fois par son classicisme, ses lignes mélodiques, son discours humaniste mais aussi sa fureur. Nous sommes ici dans une facture vériste qui a beaucoup séduit le public mélomane du début du XXe siècle. Avoir ressorti cet opéra tombé complètement dans l’oubli est bienvenu, tant la figure de la sorcière a perdu son souffre pour devenir l’incarnation de la femme libre et persécutée. Voilà qui fait de ce théâtre chanté une œuvre particulièrement d’actualité.

    La sorcière Zoraya est au cœur d’un récit où se mêlent le mystère, la superstition, la magie, l’amour, la séduction, la jalousie et finalement la mort, sur fond d’Inquisition dans l’Espagne catholique du début du XVIe siècle. Dans cet opéra représenté en 1912 à l’Opéra-Comique, non sans un franc succès, il faut voir et écouter La Sorcière comme un étrange clin d’œil. Voilà une œuvre qui s’attache à parler de l’amour entre un chrétien et une musulmane, un message d’amour, de tolérance et de paix écrit par un compositeur… juif – et ce, deux années avant le déclenchement de la première guerre mondiale.

    L’histoire prend comme ligne conductrice celle de l’obscurantisme religieux autour d’une figure devenue hyper moderne, celle de la sorcière, incarnée par Zoraya. Elle est connue pour sa grâce, sa beauté fatale mais aussi sa bonté et sa douceur naturelle. La sorcière musulmane est incarnée par l’impressionnante Andreea Soare à la présence magnétique, portant à bout d’un bras un opéra incroyable de puissance. Enrique (Jean-François Borras), chef des archers de Tolède, croise Zoraya. Il en tombe amoureux (ce qui est l’occasion d’une brûlante déclaration dans la scène 2 de l’acte II). C’est le début d’un sombre engrenage qui mène tout ce beau monde vers les turpitudes de la tristement célèbre Inquisition espagnole et vers un  sinistre bûcher. 

    La musique se fait implacable et les voix masculines semblent écraser de leur puissance l’une des principales victimes

    Nous voilà dans un drame amoureux des plus traditionnels : mariage arrangé contre passion amoureuse, rejet de la société, brutalité du pouvoir. Cette fois, à l’instar de Tosca ou de Carmen, une autre héroïne espagnole, c’est une femme indépendante qui se bat pour sa liberté et pour l’homme qu’elle aime (scène 2 de l’acte III), même si c’est le prix est une autre femme – Joana, promise à Enrique. Intrigue amoureuse inextricable.

    L’auditeur se laissera sans aucun doute séduire par les tensions mélodiques dont l’amateur d’opéra durant la Belle Époque était particulièrement sensible. À ce sujet, on trouvera dans le coffret de La Sorcière un texte éclairant sur les évolutions de l’opéra à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avec l’influence de Wagner. Michele Niccolai parle d’un profond renouvellement en France de ce que l’on peut nommer le "théâtre musical" : leitmotiv, naturalisme lyrique, mélange de tradition ancienne et de modernité. La virtuosité vocale n’est pas recherchée ici mais plutôt la mise en musique des émotions, lorsque par exemple Zoraya tente de convaincre Enrique de fuir avec elle en Afrique, à l’insu de Joana (scène 2 de l’acte II).

    L’auditeur contemporain sera sans doute frappé par les deux derniers tableaux qui renvoient à d’autres scènes, celles du roman italien Le Nom de la Rose, à ceci près que nous sommes devant un tribunal de l’Inquisition espagnole du XVIe siècle. Obscurantisme religieux, justice expéditive et tortures judiciaires font face aux passions humaines, à l’amour, à la folie (la simple d’esprit Afrida) mais aussi à la terreur. La musique se fait implacable et les voix masculines semblent écraser de leur puissance l’une des principales victimes – à savoir la sorcière Zoraya.  "L’amour est plus forte que la crainte", chante-t-elle lorsqu’on l’accuse d’envoûtements et de "rapports impurs avec Don Enrique".

    Rarement une œuvre lyrique aura été aussi brutale (l’opéra date pourtant des premières années du XXe siècle). Il y a du Vérisme italien dans cette pièce au naturalisme puissant. Certaines critiques de l’époque ont comparé à juste titre le Grand Inquisiteur Ximénès avec le cruel Scarpia du Tosca de Puccini : "Ces aveux, la malheureuse ! / Sous la menace de vos tenailles !", chante la malheureuse Zoraya, une autre Tosca, femme forte et victime, acculée, désespérée et sidérée ("Non… c’est vrai… c’est vrai…"). "Nous la brûlerons après vêpres !" s’exclame, implacable, l’Inquisiteur dans un air de triomphe.

    Le second tableau du dernier acte, plus court, est aussi celui qui a sans doute le plus marqué les esprits : un bûcher, un public venu assister à l’exécution d’une sorcière et une Zoraya plus passionnée d’amour qu’elle ne l’a jamais été. La tension est à son paroxysme dans cette dernière partie. Compositeur classique, Camille Erlanger n’en fait pas moins œuvre de modernité dans ces scènes à l’expressionnisme qui a dû marquer les spectateurs du début du XXe siècle. Les chanteurs et chanteuses semblent cernés par la densité de l’orchestre et des chœurs de la Haute École de Musique de Genève, tout comme Zoraya et Enrique sont écrasés par le destin cruel et inéluctable.

    En ressortant La Sorcière d’Erlanger, b.records ressuscite un opéra passionnant et représentatif du courant musical français du début du XXe siècle, sur un sujet qui n’a jamais été aussi actuel. Féministe avant l’heure, osons le dire. Et impitoyable.  

    Camille Erlanger, La Sorcière, livret d’André Sardou d’après la pièce éponyme de Victorien Sardou,
    Orchestre et Chœur de la Haute École de Musique de Genève, dirigée par Guillaume Tourniaire, b•records, coll. Genève, 2024 
    https://www.b-records.fr/la-sorciere
    https://www.andreeasoare.com
    https://www.hesge.ch

    Voir aussi : "L’indicible en musique"

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  • Cœurs braqués

    Un Animal sauvage est le deuxième ouvrage publié par Joël Dicker dans sa maison d’édition, Rosie & Wolf. Comme nous le disions dans la chronique de Bla Bla Blog consacrée à son précédent opus  L'affaire Alaska Sanders, l’auteur suisse s’est lancé il y a deux ans dans une aventure autant artistique qu’éditoriale.

    Pour Un Animal sauvage, c’est un virage pris à 180 degrés. Joël Dicker laisse de côté l’investigation pure au cordeau, les cold cases et son personnage principal Marcus Goldman, au profit d’un roman moins dickerien qu’hitchcockien !

    Le récit s’attache à deux couples installés près de Genève. Ce sont presque deux voisins, devenus amis, mais à la vie diamétralement opposée. D’un côté, il y a les Braun. Elle, Sophie, est une avocate douée installée à son compte. Son mari, Arpad, est un banquier. Avec deux enfants aimants et aimés, une belle famille fortunée à Saint-Tropez et une jolie maison, ils ont de quoi susciter un mélange d’admiration et d’envie chez les Liégean. Karine, modeste vendeuse, a pourtant noué des liens d’amitié sincères avec Sophie. Quant à son mari Greg, policier de son état, il ne rate jamais une occasion d’apporter son aide aux Braun. Mais il est surtout devenu obsédé par sa riche voisine, jusqu’à l’espionner. Son fantasme l’entraîne vers la suspicion lorsqu’il découvre des liens étranges avec un malfaiteur surnommé Fauve, tournant également autour de Sophie. Tous les éléments sont là pour une série de dérapages incontrôlés. 

    Un roman moins dickerien qu’hitchcockien

    Comme souvent chez Dicker, ce nouveau roman réserve quelques fausses pistes – certes, en nombre moins important que dans ses précédents livres. Il faut attendre les cinquante dernières pages pour que le thriller vénéneux passe en quatrième vitesse, à la faveur d’un singulier braquage.

    Ce polar n’a pas la noirceur des précédents opus. Il tourne surtout autour de la femme fatale qu’est Sophie. Disons aussi que les personnages d’Un Animal sauvage ont de sérieuses parts sombres au point souvent d’être irrécupérables – si l’on excepte Karine. C’est autant le passé peu avouable d’Arpad, Sophie et Fauve qui intéressent l’écrivain suisse que la famille en général, ses secrets, ses non-dits et ses frustrations.

    Pour Un Animal sauvage, Joël Dicker a écrit un livre un peu plus court que les précédents polars (400 pages quand même), avec des chapitres brefs faisant des allers-retours entre le présent et le passé des Braun. Le rythme nerveux desserre l’intrigue psychologique. Dans la galerie de portraits, les personnages de Sophie et d’Arpad sont les plus intéressants même s’il leur manque je ne sais quoi d’épaisseurs (surtout pour le mari). On peut aussi regretter des zones d’ombre dans leur parcours tumultueux et des portes restés fermées.

    Tout cela n’empêche pas de passer un bon moment de lecture. Il reste que l’on attend avec impatience un bien meilleur Joël Dicker pour son aventure éditoriale avec Rosie & Wolf.  

    Joël Dicker, Un Animal sauvage, éd. Rosie & Wolf, 2024, 400 p.
    https://www.rosiewolfe.com/catalogue/joel-dicker/un-animal-sauvage
    https://www.joeldicker.com

    Voir aussi : "Un coupable parfait et un crime qui ne l’est pas moins"

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  • Un tour avec Indurain

    Indurain, c’est le duo suisse constitué de Marius Zimmermann et  Sylvain Sangiorgio.

    Ils nous arrivent de Genève avec un EP, Vacances à la mer, à la facture pop folk ("Imagine"), et non sans couleurs ("Carola"). 
    L’influence du son rock des seventies est bien présent dans cette manière de prendre l’auditeur à contre-pied ("Au pas de danse").

    "Vacances à la mer", le titre éponyme de l’EP, est accompagné d’un clip "de facture totalement locale", comme le précisent les artistes. Dans cette période de froid, pourquoi ne pas se précipiter vers cette vidéo légère, souriante et chaleureuse ? "Vacances à la mer / Taper la Manche à Deauville… / Dormir en voiture / Rêver de Nature / Calanques / Côte d’Azur". 

    Indurain, Vacances à la Mer, Urgence Disk, 2022
    https://www.instagram.com/indurain_music
    https://music.imusician.pro/a/q3wz4el9/
    https://www.deezer.com/fr/album/318104597

    Voir aussi : "Cinoche"

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  • Éternel Beigbeder

    frédéric beigbeder,éternité,génétique,robotique,biotechnologie,dieu,transhumanisme,jérusalem,new york,genève,détox,la vie,romanEt si le dernier livre de Frédéric Beigbeder était le premier grand roman français sur le transhumanisme ? Fausse autofiction et vrai ouvrage de vulgarisation sur la révolution biotechnologique qui est en train de faire sous nos yeux, Une Vie sans Fin (éd. Grasset) s’aventure dans un périple d’autant plus passionnant que l’auteur de 99 francs et Windows on the World a évité les pièges d’un livre a priori glaçant. Le sujet ? La vieillesse et la mort inéluctable. "La vie est une hécatombe. 59 millions de morts par an. 1,9 par seconde. 158 857 par jour. Depuis que vous lisez ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont décédées dans le monde – davantage si vous lisez lentement. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale. Pourquoi tolérons-nous ce carnage quotidien sous prétexte que c’est un processus naturel ? Avant je pensais à la mort une fois par jour. Depuis que j’ai franchi le cap du demi-siècle, j’y pense toutes les minutes."

    Roman fictionnel ou récit authentique ? Les deux à la fois. Pour s’en rendre compte, il fait aller à une partie du livre souvent ignorée, celle des remerciements. Le lecteur y retrouvera les personnes lui ayant permis d’écrire son livre et souvent mises en scène dans des situations hilarantes, à l’exemple d’un déjeuner transgénique à New York.

    Une Vie sans Fin commence par une promesse complètement folle faite par l’auteur à sa fille Romy : "T’inquiète pas, chérie, à à partir de maintenant, plus personne ne meure." Cette simple phrase lance aussitôt notre fringant quinquagénaire, auteur d’une émission télé-réalité scandaleuse et populaire, sur les chemins de cette immortalité qui serait en train de se faire dans les laboratoires de Paris, de Jérusalem ou de la Silicon Valley. Tel les héros de L'Âge de Cristal, l'auteur est bien décidé à fuir une mort prématurée et atteindre, sinon l'éternité, du moins les 300 ans.  

    La posthumanité serait-elle bovine ?

    Avec une foi de charbonnier qui n’a d’égal que sa curiosité insatiable et son humour à toute épreuve, Frédéric Beigbeder, accompagné de sa fille, se met sur le chemin de ce qui pourrait permettre sa future résurrection. Il y découvre les secrets de la génétique, l’utopie d’une humanité sans maladies grâce au séquençage humain, la reprogrammation cellulaire, l’impression d’organes en 3D, le stockage de l’information sur l’ADN ou la robotique avec l’entrée en scène de l’étonnant Pepper.

    L’auteur nous fait aussi entrer dans un de ces lieux réservé à la jet-set : un sanatorium nouvelle génération et surtout lieu de détox au cœur de la Suisse genevoise. L’auteur nous sert quelques-unes de ses meilleures pages pour faire un sort à des curistes prêts à payer des fortunes pour se nettoyer le sang et se faire affamer : "Tout semblait organisé pour culpabiliser un maximum les riches consommateurs en savates-éponges. Nous étions entourés d’individus ruminants et solitaires qui regardaient tristement le ponton menant vers le lac. La posthumanité serait-elle bovine ?"

    L’homme nouveau que recherche Frédéric Beigbeder serait-il une chimère, malgré les milliards de dollars et d’euros engloutis dans la recherche ? La question est sous-jacente dans ce roman qui s’intéresse également à la place de Dieu : "Dieu est mort… mais son cadavre bouge encore." Lorsque Frédéric Beigbeder conduit Romy à Jérusalem, c’est pour visiter un laboratoire biotechnologique. Mais rapidement, les pas du père écrivain et de sa fille les mènent sur la ville des trois polythéismes. Entraîné dans une course devant les guider vers une vie sans fin, Beigbeder, qui a affirmé récemment douter "de l’inexistence de Dieu" (La Vie, 24 janvier 2018"), croise la route d’une autre forme d’éternité. Il le dit autrement dans ce passage : "J’étais de plus en plus croyant en vieillissant… Et sincèrement, je ne croyais plus que Dieu était mort : la situation était plus compliquée. Il était mort au XXe siècle, mais Il revenait au au siècle suivant pour remplacer la cocaïne."

    Frédéric Beigbeder, parti à la recherche de l’éternité et de ces scientifiques qui veulent tuer la mort, ressortira transformé au terme de son aventure, réconcilié avec lui-même et avec les autres, sans doute aussi plus stoïcien que jamais : "L’après-midi est infini comme la mer."

    Frédéric Beigbeder, Une Vie sans Fin, éd. Grasset, 2017, 348 p.
    "Je doute de l'inexistence de Dieu", La Vie, 24 janvier 2018

    Voir aussi : "Nous Sapiens"