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roman - Page 29

  • Mes hommes

    nathalie cougnyAmour et Confusions... : le titre du dernier livre de Nathalie Cougny pourrait faire passer son dernier livre pour un roman sentimental convenu. Ceux qui suivent l'auteure de cette autofiction savent que cela serait très mal la connaître.

    C'est hors des sentiers battus que Nathalie Cougny, peintre, écrivain et femme engagée, entraîne le lecteur – qui est tutoyé, tel un ami et confident – dans une série d'aventures amoureuses. La narratrice, Aurore, nous parle de sa soif d'émancipation amoureuse, de sa recherche de l'amour et de ses hommes.

    Le roman commence par une fuite et une émancipation : un soir, une femme quitte son mari pour rejoindre son amant. Aurore tire ainsi un trait sur son passé, sans pour autant entamer une nouvelle histoire "sérieuse" car cette relation restera éphémère. Elle le sait. Après cet homme, elle en rencontrera d'autres, tous différents, tous marqués par des souffrances parfois indicibles, tous aimants aussi, à leur manière. Faut-il choisir entre eux ? Aurore refuse et va de bras en bras, à la poursuite d'une liberté érigée en cheval de bataille. Cette liberté passera par des expériences érotiques acceptés et assumés, parfois jusqu'à la souffrance : "On projette toujours un manque. Chez moi, c'était un gouffre, un précipice dont je ne voyais pas le fond : aimer." Après tout, entre le mot "aimer" et le mot "amer" il n'y a qu'une seule lettre de différence.

    Amour et Confusions... ne conte pas seulement une course au désir. Les confidences d'Aurore portent sur un sujet central : les hommes. La narratrice en parle avec acuité, dureté parfois, mais toujours avec tendresse et compréhension. Nathalie Cougny tourne autour des personnages masculins en observatrice passionnée et avec tact, comme pour ne pas les blesser. Roman érotique, dans Amour et Confusions... il est également question de séduction, de corps, de lâcher-prise, de sensualité, de "dépendance sexuelle sans limite" ou de jeux amoureux décrits sans fard. Pour Aurore, l'enjeu reste la quête de soi et du bonheur à travers les autres, ces hommes. La philosophie, et en premier lieu Friedrich Nietzsche, sont sollicités et cités pour décrire les tenants et les aboutissants de cette aventure amoureuse dans ce qu'elle peut avoir de confuse.

    Il y a également, dans le roman de Nathalie Cougny, de longues pages sur les thèmes de la recherche de l'amour, du père disparu qui nous a été enlevé, de la dépression, du poids insoutenable des traditions patriarcales, des "souffrances de ces hommes", de la cruauté du désir lorsqu'il est capable de nous terrasser, de la séparation et de l'expérience amoureuse dans ce qu'elle peut avoir de plus excitante mais aussi, parfois, de plus aliénante. L'expérience est justement l'ultime pied de nez – digne d'X-Files – de cette autofiction qui nous fait voyager dans la grande aventure de l'amour, de soi et des hommes.

    Nathalie Cougny, Amour et Confusions..., éd. Sudarènes, 151 p.
    Editions Sudarènes
    http://www.nathaliecougny.fr

    Exposition "Encore troublé", Le Julia, Paris 3e, 23 janvier 2016

  • Bourreaux et victimes

    Le bourreau.JPGUne auto-stoppeuse aux abois est recueillie par un automobiliste : voilà le début du Bourreau de Sergueï Belochnikov. La scène se passe près de Saint-Pétersbourg au début des années 90. Le lecteur comprend vite que celle qui se prénomme Olga a été victime d'un viol collectif. Elle trouve d'abord refuge et assistance auprès d'un ami et ancien amant, qui est aussi médecin. Après de premiers soins, il lui conseille de porter plainte et de se rendre à la milice, mais la jeune femme, journaliste-photographe, n'a qu'un seul objectif : se venger, par tous les moyens. Après une première traque de ses quatre agresseurs, Olga parvient à s'acheter le concours d'un parrain de la mafia russe. Puisque la vengeance est un plat qui se mange froid, la victime se transforme en bourreau. La machine à broyer ses tortionnaires est en marche, pour le meilleur et pour le pire.

    Ce polar russe, rugueux et implacable a été un peu oublié. Il est pourtant intéressant à plus d'un titre.

    D'abord par l'histoire proprement dite : celle d'une femme refusant de rester victime et choisissant de se faire justice elle-même, seule et contre l'avis de tous. Ensuite, par le portrait de l'héroïne : Olga est une femme attachante, une Russe émancipée sous la perestoïka, reconnue par ses pairs grâce à ses reportages (signalons au passage une incursion passionnante dans l'Afghanistan en guerre, au début des années 80). Elle se trouve plongée du jour au lendemain dans un cauchemar absolu – un viol au sujet duquel l'auteur prend subtilement le parti d'en dire le minimum. Or, ce cauchemar, la brillante jeune femme choisit de l'entretenir en s'acoquinant avec un mafioso inquiétant.

    Sergueï Belochnikov écrit ceci au sujet de son roman et du personnage principal : "Je ne considère pas Le Bourreau comme un roman policier... Il représente l'âme féminine russe, qui m'a attiré toute ma vie. Olga est une femme forte... Forte et indépendante. L'agression qu'elle subit lui donne un désir de vengeance aussi fort qu'elle."

    Je vois un autre intérêt dans ce roman : son traitement littéraire. L'auteur a astucieusement choisi de changer de narrateur à chaque chapitre, faisant de ce polar une oeuvre polyphonique et subjective.

    Sergueï Belochnikov, Le Bourreau, éd. France Loisirs, 1995, 320 p.

  • En corps troublé

    img_2717-e1447490945368.jpgDans un loft, quatre artistes se sont donnés rendez-vous sur le thème du corps, du sexe, de l'amour, du trouble et, quelque part, de la confusion des sentiments. C'est cette confusion qui guident Vanessa Herin, Ben Anton, Xavier Devaud, et Nathalie Cougny, réunis ce week-end au Julia (Paris 3e) à l'initiative de cette dernière, écrivain, peintre, poète. Nathalie Cougny présentait ce samedi 23 janvier son dernier livre, Amour et Confusions... qui sort actuellement en librairie (éditions Sudarènes). J'aurai bientôt l'occasion de reparler plus longuement de ce roman qui pourrait bien être une des surprises littéraires de ce début d'année.

    L'exposition collective "En Corps !" au Julia (en collaboration avec Passage du Désir, le magazine Galante, Karim Haïdar Traiteur et Cherry Gallery) accompagne cette sortie nationale. Pour "En Corps !", le fil conducteur de l’illustratrice Vanessa Herin, du photographe belge Ben Anton et des peintres Xavier Devaud et de Nathalie Cougny est Aurore, le personnage principal de l'autofiction Amour et Confusions... Graphisme, photo, peinture, dessin et littérature (sans oublier l'art culinaire) se servent et se répondent dans une belle harmonie, au service d'un message plus sérieux et moins léger que ce que l'on voudrait bien croire : un questionnement sur le couple, les rapports homme-femme, le sexe ou notre rapport au corps.

    Vanessa Herin s'est appropriée le roman de Nathalie Cougny pour proposer des peintures au réalisme cinématographe. Sous son pinceau, Aurore prend vie, débusquée dans son intimité, dans une chambre après l'amour ou à l'intérieur d'une voiture dans les bras de son amant.

    WP_20160123_10_47_07_Pro.jpgPour l'exposition "En Corps !", la présence du photographe Ben Anton sonne comme une évidence. Celui qui a mis sur les fonts-baptismaux la photographie gestuelle présentait plusieurs de ses œuvres, dont le cliché qui illustre la couverture du roman de Nathalie Cougny. Les sujets de Ben Anton sont pris sur le vif au point d'être à la limite de l'abstraction. Poses longues, jeux sur le zoom et sur l'obturateur donnent à ses photographies vitesse, urgence et un trouble vital et joyeux.

    Il est encore question de trouble s'agissant des œuvres exposées par Xavier Devaud. De puissantes huiles figent des visages d'hommes dans des brouillards cotonneux. Ces portraits d'hommes sont ainsi comme isolés et immobilisés dans une solitude terrible. Xavier Devaud présente également des dessins de nus d'une diabolique efficacité et d'un graphisme précis à couper le souffle. Cette fois c'est dans l'intimité des corps que nous pénétrons. Dans la grande tradition de Jean Cocteau ou de Jean Marais, des hommes et des femmes s'étreignent, s'embrassent, se toisent ou se déchirent dans des scènes orgiaques souvent crues.

    Ces dessins érotiques tranchent avec les peintures de Nathalie Cougny. Elle présente pour "En Corps !" des œuvres abstraites où des huiles rougeoyantes pleines d'harmonie pouvant être traversées de stries énergiques, côtoient des toiles aux larges aplats noirs où se mêlent des tourbillons fluides et légers.

    L'univers dévoilé par Nathalie Cougny et ses amis n'est pas simplement une exposition artistique : c'est aussi une vraie expérience sensorielle qui est aussi une invite à découvrir son dernier roman. Nous y reviendrons plus tard sur ce blog.

    http://www.nathaliecougny.fr
    http://farfallablue165.wix.com/farfalla-blue
    http://www.bybenphoto.com
    https://devaudx.wordpress.com
    http://www.cherry-gallery.fr

     

    Illustrations : Vanessa Herin, Ben Anton, Xavier Devaud, et Nathalie Cougny

  • L'apocalypse, c'est now !

    conrad,coppola,brando,roman,vietnam,afriqueDans l'histoire des adaptations cinématographiques, Apocalypse Now est remarquable à plus d'un titre. Un peu plus de cinq ans seulement après les deux premiers opus du Parrain – encore considérés aujourd'hui comme des films majeurs de l'histoire du cinéma – Francis Ford Coppola réussissait le tour de force de réaliser un autre chef-d'œuvre, majestueux, démesuré, ambitieux et inoubliable.

    L'autre exploit du réalisateur américain est d'avoir pu adapter un court roman (ou longue nouvelle) de Robert Conrad, Au Cœur des Ténèbres (1902). Cet ouvrage dense, lyrique et elliptique paraît a priori des plus éloigné de son adaptation cinématographique, Apocalypse Now. Une trahison de ce classique de la littérature anglaise, diront les esprits chagrins, tant semble avoir été oublié chez Coppola ce qui fait le centre du livre originel : la plongée dans l'Afrique coloniale du XIXe siècle, sous les yeux d'un officier de marine, Charles Marlowe, chargé par ses commanditaires belges de mettre hors d'état de nuire un dangereux directeur de comptoir, Kurtz. Cet homme, jusque-là bien noté et excellent collecteur d'ivoire, est devenu un responsable imprévisible et dangereux.

    Or, voilà justement le premier point commun avec Apocalypse Now qui se situe dans le Vietnam en pleine guerre de décolonisation : ce fameux Kurtz. Copolla, comme Conrad, en font ce personnage quasi divin, une sorte de prophète maléfique tombé dans une violence qu'il revendique, entouré d'une armée de disciples et de soldats prêts à donner leur vie pour lui obéir. En mettant à mal la logique banale de la violence, en en faisant le ressort d'une philosophie, Kurtz déclare la guerre à une société pas moins violente que lui – que ce soit dans un territoire colonisé (l'Afrique) ou un pays en voie de décolonisation (le Vietnam).

    Les thèmes de la violence, de son pouvoir de fascination, de la peur, du pouvoir de l'homme blanc et des dégâts du colonialisme sont au cœur des œuvres de Conrad et de Coppola. Mais là où l'auteur anglais (d'origine polonaise) utilise l'introspection d'un personnage s'exprimant à la première personne, narrateur lui-même introduit par un narrateur principal (une forme littéraire assez connue de "poupées gigognes"), le réalisateur américain déploie avec maestria une vision spectaculaire et démonstrative sur les ravages de la guerre et sur ses conséquences humaines. Comme dans Au Cœur des Ténèbres, un personnage (Martin Sheen, alias le capitaine Willard) fait figure de témoin autant que d'acteur dans cette quête vers le colonel Kurtz (Marlon Brando). Ce fou dangereux – aussi déifié dans le livre de Conrad qu'il n'est monstrueusement incarné dans le film de Coppola grâce au génie de Brando – n'apparaîtra qu'à la fin, au terme d'un long voyage apocalyptique.

    Le périple, justement, est l'épine dorsale du livre comme du film. Et dans les deux cas de figure, le moyen de locomotion – lent, facteur de danger mais aussi propice à la méditation – est le bateau. Fort opportunément, Coppola a choisi de ne pas faire voyager le capitaine Willard et son équipe sur les routes ou dans les airs, ce qui aurait pu être possible grâce à l'entremise d'un autre militaire devenu cinglé, le colonel Kilgore (Robert Duvall). Ce choix se serait avéré pour le coup une trahison de l'esprit de Conrad car c'est bien ce voyage au cœur des ténèbres (ou au bout de l'enfer, pour reprendre le titre d'un autre film sur la guerre du Vietnam) qui constitue la trame fondamentale de l'histoire. En remontant vers l'amont du cours d'eau, c'est aussi un périple vers la source du mal qui nous est présenté.

    La voix off de Martin Sheen décrit autant l'exploration d'un territoire en guerre, avec son cortège de violences (combats au napalm, mitraillages de civils innocents au son de la Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, viols, propagandes divertissantes via deux pin-ups aboutissant à rendre fous des soldats frustrés, etc.), que le dévoilement d'âmes humaines aliénées. Dans ce contexte, se demandent Conrad et Coppola, qui est Kurtz ? Ou plutôt : quel "autre" crime a-t-il pu faire pour devenir une cible à abattre, dans des territoires ravagés par l'inhumanité, la violence aveugle et le crime à grande échelle ? Cette question est posée par les narrateurs (Marlowe et Willard), une question si complexe qu'elle en vient presque à mettre entre parenthèse la mission d'élimination du "monstre" Kurtz. Que ce soit dans Au Cœur des Ténèbres ou dans Apocalypse Now, le dénouement tragique s'avère moins important que le voyage intérieur (mais aussi géographique) de ceux que l'on pourrait qualifier de messagers et qui ne sont rien d'autre que nos frères humains.

    Robert Conrad, Au Cœur des Ténèbres, éd. Gallimard, 198 p.
    Apocalypse Now (version Redux), de Francis Ford Coppola,
    avec Martin Sheen, Marlon Brando, Robert Duvall, Frederic Forrest,
    Albert Hall, Sam Bottoms, Larry Fishburne, Dennis Hopper, DG Spradlin
    et Harrison Ford, États-Unis, 1979, 3H35

  • Le Diable est à vendre

    radiguet,enchères,roman,le diable au corpsCe 2 décembre, le monde littéraire aura les yeux braqués sur la maison parisienne de Christie's. Il sera en effet mis en vente l'un des manuscrits français les plus emblématiques du XXe siècle : celui du roman Le Diable au Corps de Raymond Radiguet, décédé prématurément du typhus en 1923, précisément l'année de la parution. Les cahiers de cette oeuvre de jeunesse – 161 feuillets au total – sont mis en vente et qui devraient dépasser les 500.000 euros.

    Le Diable au Corps a fait scandale lors de sa parution, cinq ans seulement après la fin de la première guerre mondiale. Le roman sulfureux raconte l'histoire d'amour passionnée entre un adolescent, François, et Marthe, la femme d'un soldat parti se battre sur le front.

    Le Diable au Corps – roman en partie autobiographique malgré les dénégations de l'auteur – est le récit, sur fond d'ennui, d'une relation adultère vouée à l'échec en raison du jeune âge de François autant que la mise à mal de la figure héroïque et sacrée du soldat de la Grande Guerre. En 1947, l'adaptation cinématographique de Claude Autant-Lara avec Gérard Philippe et Micheline Presle suscitera la même controverse, deux années après la fin de la seconde guerre mondiale.

    En 2015, le Diable au Corps a perdu de son parfum de soufre mais conserve sa vigueur et sa modernité. La vente exceptionnelle du manuscrit devrait prouver que l'engouement pour Raymond Radiguet est toujours vivace.

    "Raymond Radiguet : le Diable au corps, sur 13 cahiers d'écolier",
    Actualitté.com, 24 novembre 2015

  • Tu me reviendras

    Il ne manque rien dans le thriller de Catherine Armessen, Tu me reviendras, que l'on pourrait aisément classé dans la catégorie des polars régionaux : une belle héroïne dans un piège mortel, un mystérieux agresseur dont on ne connaîtra l'identité qu'à la fin du livre, une intrigue dont le dénouement se trouve dans le passé de la protagoniste, une tension qui va crescendo, une plongée dans une région aux lourds secrets, un soupçon de perversion, une histoire d'amour. 

    Mais le principal intérêt de ce roman est de fournir à Catherine Armessen un moyen de parler des rouages de la vengeance, avec une précision chirurgicale (l'auteure est médecin...).

    Dès les premières pages, le lecteur est happé par le processus de destruction psychologique destiné à broyer Nathalie, victime et médecin. Elle entame avec son nouveau petit ami une enquête dangereuse pour retrouver la personne qui a décidé sa perte : "J'écarterai du chemin qui me mène à toi tous ceux qui pourraient te venir en aide et quand je t'atteindrai, je frapperai."

    Catherine Armessen, suit, en quelque sorte, la veine du roman documentaire. Avant Tu me reviendras, la romancière avait traité des sectes (Manipulation), du pervers narcissique et de la violence conjugale (La Marionnette) puis du spiritisme (La Forêt aux Fées).

    Ce thriller plonge cette fois au cœur d'une vengeance glaçante, labyrinthique et cruelle, ne laissant personne indemne. Un très bon thriller qui se lit d'une traite.

    Catherine Armessen, Tu me reviendras, éd. Feuillage, Paris, 257 p.
    http://www.catherine-armessen.fr

  • Eva, mon amour

    Il a déjà été beaucoup raconté de ce Liberati, d'Eva, le "roman vrai" de sa compagne Eva Ionesco, réalisatrice, actrice, égérie des nuits parisiennes, ex mannequin-enfant, symbole vivant des excès de l'underground parisien, lorsque la pédopornographie pouvait s'afficher en public sans susciter plus de remous que cela. C'est justement les pages consacrées à la carrière scabreuse d'Eva (surnommée par certains "Baby Porno"), entraînée par sa propre mère Irina Ionesco, qui ont valu à Eva, la réputation d’œuvre sulfureuse pour lecteurs avertis. 

    Mais l'ouvrage de Simon Liberati vaut bien plus que cela, car Eva est d'abord un grand livre d'amour, construit autour d'une femme flamboyante, libre et blessée, racontée par un Simon Liberati au bord de la rupture lorsqu'il entame sa relation avec elle. Entre ces deux personnes, qui se sont croisées à plusieurs reprises depuis 25 ans, l'auteur traduit moins l'ensorcellement d'Eva sur lui que l'évidence d'un lien indéfectible ("pour toujours, jusqu'à ce que la mort nous sépare"). La passion entre ces deux êtres intelligents et cabossés par la vie signent pour eux une résurrection et une revitalisation. En cela, Simon Liberati signe une œuvre poignante sur l'amour, un amour sincère, sans concession, sans artifice, rugueux, no limit. Tout au long des pages, l'auteur clame son admiration indéfectible pour Eva Ionesco, devenue ces dernières années une réalisatrice reconnue (My Litttle Princess).

    Mais ce roman sur une femme adorée est aussi un livre sur le livre. 

    Page 97, l'auteur entraîne le lecteur dans l'aventure de l'écriture d'Eva, qui s'achève d'ailleurs avec les dernières corrections du manuscrit. Simon Liberati avoue avoir voulu créer non pas une biographie "mais une vie, au sens où l'entendait l'Antiquité". Cette vita d'Eva, en réalité une autofiction – qui n'est pas sans rappeler par certains aspects Le Livre brisé de Marcel Doubrowski, en moins sombre, certes – suit le parcours à la fois monstrueux et fascinant d'Eva Ionesco au cœur des nuits parisiennes où l'on croise Christian Louboutin, Pierre et Gilles ou Roman Polanski. 

    Loin d'être un panégyrique (Liberati a d'ailleurs admis publiquement que la vraie Eva n'a pas apprécié certains passages du livre qui lui sont consacrés), le "roman" Eva dépeint avec cruauté le destin hors du commun d'une enfant transformée par sa propre mère en mannequin, objet commercial de photos et de films érotiques voire pornographiques. Vulgaire bête de foire, égérie d'un certain "art" pédopornographique, rebelle passionnée, victime instrumentalisée par des adultes sans vergogne (et d'abord par sa mère Irina Ionesco), actrice consentante d'excès en tout genre (relations sexuelles dès son plus jeune âge, alcools, drogues dures, tournages de films pornos), Eva Ionesco se révèle bien plus complexe qu'elle n'y paraît. Simon Liberati fait finalement d'Eva Ionesco la maîtresse de son propre destin, certes au prix de souffrances indélébiles et de dépressions chroniques. 

    Livre d'un amour d'airain, Eva parle aussi de rédemption (ou de double rédemption si on embrasse l'auteur) que Liberati déroule avec lyrisme, à coup de phrases amples et élégamment scandées. Le lecteur quitte Eva avec regret mais aussi une forme de soulagement : cette femme libre et apparemment apaisée est devenue l'actrice de sa propre existence jusqu'à faire elle-même de sa destinée une œuvre de fiction, pour le coup au cinéma (My Little Princess). Simon Liberati achève cette confession – sans doute l'un des plus beaux ouvrages de cette rentrée littéraire – par ce passage tout en délicatesse et en pudeur : "À cette distance tu mesures à peu près vingt-cinq centimètres... Tu descends, tes talons de Lilliputienne claquent sur le ciment mouillé et voilà que tu grandis une nouvelle fois jusqu'à prendre tout l'espace".

    Simon Liberati, Eva, éd. Stock, 278 p.
    "My Little Princess" Eva Ionesco filme son enfance outragée

  • Un livre comme une vie se brise

    Le Livre brisé fait partie de ces ouvrages que l'on n'oublie pas de sitôt. Une vraie claque !

    Ce roman, de fait une autofiction, commence en 1985. Parler d'autofiction est d'autant plus pertinent que le terme a été inventé par Serge Doubrovsky lui-même à la fin des années 1970 pour son roman Fils.

    Dans Le Livre brisé, l'auteur, professeur de philosophie, entame un récit romancé qui entend relater ses amours, "dans une version fin de siècle de La Nausée". Au fur et à mesure de l’écriture chaotique de cette œuvre, sa femme, Ilse, une jeune Autrichienne de vingt ans sa cadette, intervient en tant que lectrice attentive et sévère. Elle met au défi son mari d’écrire la vérité crue de leur couple qui, à l’époque, bat déjà de l’aile. Doubrovsky s’exécute, se refusant à cacher les secrets de ses relations avec Ilse : les femmes qu’il a connues avant elle, leur rencontre, les mésententes au sujet des enfants, les frustrations d’Ilse, la violence ou l’alcool.

    Alors que Doubrovsky entame le dernier chapitre de son livre, Ilse meurt subitement. "Un livre comme une vie se brise" écrit-il, en proie à une douleur qui frappe au cœur le lecteur. Comme en écho à cette vie déchirée, la dernière partie de son autofiction, poignante et inoubliable, se déroule pour parler d’un deuil insupportable, de la culpabilité et de son amour indéfectible pour sa femme. Un ouvrage magistral et superbe qui vous glace le sang. Ilse, comme rendue à la vie, nous devient proche et nous bouleverse. Il faut noter aussi le style inimitable de l’auteur : vivant, déstructuré, constitué de phrases courtes, de répétitions, de lapsus et de jeux de mots.

    Auteur trop rare, Serge Doubrovsky a frappé un grand coup lors de la sortie du Livre brisé en 1989. Un livre scandaleux qui est aussi le récit d'un auteur pris au piège de son propre livre, "un livre monstre". A l'époque, le très flegmatique Bernard Pivot s'en prend même à l'auteur, dans son émission Apostrophe : "Vous avez poussé votre femme au suicide... [Mais] je ne dis pas que vous l'avez tuée sciemment". Ce à quoi, Doubrovsky rétorque : "Il a fallu me traîner, me sortir de mon lit pour venir jusqu'ici." La réaction cinglante de Pivot ne se fait pas attendre : "Vous voulez que je me mette à pleurer?

    Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, éd. Grasset, 542 p.