Kubrick, le musicien (20/03/2015)

Dans ses premiers films, si l’attachement de Stanley Kubrick aux bandes originales est bien réel, ce dernier n’en est cependant pas encore à en faire un élément à part entière de ses créations. Jusqu’aux Sentiers de la Gloire, on ne sent pas chez le réalisateur américain le besoin ou la volonté de faire de la musique un élément à part entier de son œuvre. L’illustration sonore est certes importante mais elle en est encore à adopter plus ou moins les canons du cinéma hollywoodien et elle n’est pas un acteur majeur de ses films comme elle le sera par la suite.

Une bande-son "sous influence"

Dans sa première œuvre vraiment importante, Les Sentiers de la Gloire (1957), le réalisateur utilise à bon escient la musique, dirigée par Gerald Fried (qui a déjà œuvré avec Kubrick dans Fear and Desire et dans Le Baiser du Tueur) et l’orchestre philharmonique de Bavière, au service de son message antimilitariste : l’utilisation de percussions, une Marseillaise aux accents brutaux, une valse volontairement décalée et surtout la chanson allemande interprétée par Susanne Christiane (Ein ganzes Jahr und noch viel mehr) comme résonance à la fois sombre, cruelle et ironique de ce film tragique sur la vaste absurdité des guerres. Mais le cinéaste n’en est pas encore à prendre en main intégralement le choix de ses musiques.

La chose est encore plus vraie en 1960 dans Spartacus, son film certainement le moins personnel mais cependant une étape capitale dans la carrière du metteur en scène américain. Le choix du compositeur lui échappe : il s’agira d’Alex North, ancien élève d’Aaron Copland et auteur de la musique d’Un Tramway nommé Désir d’Elia Kazan. La bande originale, bien que de qualité (Alex North a été nommé aux Oscars pour son travail), peut susciter des réserves : elle est élégante mais sans originalité malgré quelques thèmes de qualité. Kubrick est à la réalisation comme dans ses choix musicaux, "sous influence".

Lolita et Dr Folamour : des B.O. légères ?

Lolita (1962) est le premier film vraiment personnel de Kubrick. Il est cependant tentant de stigmatiser une nouvelle fois la légèreté de la bande originale : facture d’une comédie hollywoodienne classique, peu d’innovations chez Nelson Riddle. Cependant, il faut avoir en tête que cette adaptation du roman de Nabokov n’a rien d’une fresque romantique ou d’une tragédie grandiose : c’est une comédie dramatique acerbe dont le choix musical n’avait rien d’aisé.

Kubrick s’en sort par un choix hétéroclite et finalement plutôt bienvenu : un thème majestueux et lyrique, la chanson espiègle Lolita Ya Ya interprétée par la toute jeune Sue Lyon, une composition sombre au clavecin (que certains critiques ont rapproché de Ligeti, l’un des compositeurs fétiches de Kubrick que l’on retrouvera quelques années plus tard dans 2001), un air de jazz et même une polonaise de Chopin. Au final, la bande-son de Lolita peut sembler dater ; mais il ne faut pas oublier que l’histoire de ce film est celle d’une adolescente des années 60.

En 1963, pour Docteur Folamour, Kubrick fait appel à un musicien renommé, Laurie Johnson, que le grand public connaît comme le compositeur de Chapeau melon et Bottes de Cuir (The Avengers). Dans ce nouveau pamphlet antimilitariste (après Les Sentiers de la Gloire), la musique a pour leitmotiv le thème, très martial, When Johnny Comes Marching Home, avec cependant une orchestration décalée et volontairement légère (ballets, valses). Kubrick va plus loin en donnant à la chanson finale une facture romantique. Au final, la B.O. Dr Folamour est au service d’une thèse sur l’érotisation à outrance de la guerre, illustrée avec force par la chute de l’ogive nucléaire chevauchée par un soldat hystérique.

Le tournant de 2001

En 1968, 2001 : l’Odyssée de l’Espace marque une rupture. Stanley Kubrick fait cette fois le choix d’extraits musicaux qu’il sélectionne lui-même avec une très grande rigueur. Il peut sembler paradoxal que c’est au moment où l’artiste maîtrise à 100% son œuvre qu’il abandonne la collaboration de compositeurs de musiques originales. Kubrick assume cette décision : il est vain, explique-t-il en 1972 dans une interview à Michel Ciment, de demander à un musicien pop ou à un compositeur moderne une création pour ses films lorsque l’on peut trouver des œuvres orchestrales inestimables chez Mozart, Beethoven ou Strauss. En puisant dans le répertoire ancien, abondant et de qualité, Kubrick peut utiliser un matériau musical de qualité capable de servir ses films.

La bande-son de ce film majeur aurait pu être bien différente. Pour 2001 : l’Odyssée de l’Espace Kubrick songe d’abord à faire appel à une composition originale. Il pense à Carl Orff, l’auteur des Carmina Burana (1937) et aussi d’un opéra tombé dans l’oubli et au titre emblématique, La Lune (1939). Cependant, l’âge du compositeur allemand (72 ans) rend difficile une collaboration avec un artiste aussi exigeant que Kubrick. Alors que celui-ci trouve la solution en imaginant un projet de bande-son (il songe d’abord à Félix Mendelssohn, Vaughan Williams et à Gustav Mahler avant d’abandonner ces idées premières), la MGM tente d’imposer une collaboration avec le compositeur Alex North, ravi de collaborer de nouveau avec le réalisateur après Spartacus. Le musicien propose 40 minutes d’une œuvre que Kubrick, d’abord satisfait, n’utilisera pas ; il revient au contraire à son projet initial d’une bande son puisant dans le répertoire du XIXe et du XXe siècle.

Prenant à contre-pied tous les canons du cinéma, Kubrick fait débuter son film par un plan noir de plus de deux minutes illustré par la musique dissonante de György Ligeti Atmosphères (1961). Le choc de ces premières minutes précède l’ouverture d’Ainsi Parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Ces trois notes les plus célèbres du cinéma, impressionnantes et magnifiques, servent aussi, disent certains critiques, le propos philosophique du Surhomme (Der Übermensch) qu’a développé Nietzsche dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra... György Ligeti est de nouveau présent plus loin dans le film dans le Lux Aerterna de son Requiem, notamment lors des apparitions du monolithe.

L’autre extrait emblématique de ce film est Le Beau Danube bleu de Johann Strauss Fils. Ce choix aurait pu paraître surprenant pour un tel film ; en fait, il donne à cette œuvre de science-fiction une beauté majestueuse et universelle. Il faut cependant noter que le choix du Beau Danube bleu (vidéo ci-dessous) a été en fait purement accidentel : l’anecdote raconte que Kubrick a eu l’idée d’emprunter ce thème le jour où en visionnant des rushs représentant le vaisseau spatial lunaire, un technicien, qui s’ennuyait, écoutait cette valse viennoise...

À noter aussi l’utilisation judicieuse de la langoureuse mais non moins sombre suite pour ballet Gayaneh d’Aram Khatchatourian lors de la scène de présentation du vaisseau spatial où coexistent dans une sorte d’apathie Dave l’astronaute et Hal l’ordinateur surdoué.

Au final, Kubrick a affirmé que, dans ce film, il avait "cherché à créer une expérience visuelle, qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libres de réfléchir comme vous le voulez sur la signification philosophique et symbolique du film."

La réussite musicale de 2001 : L’Odyssée de l’Espace est telle que pour longtemps encore l’air du Beau Danube bleu, celui d’Ainsi Parlait Zarathoustra et la musique de György Ligeti en général resteront liés à cette œuvre culte du cinéma… ce qui n’a pas empêché ce dernier d’intenter un procès à la MGM pour l’utilisation de son œuvre !

L’expérience d’Orange Mécanique

Dans Orange Mécanique (1973), le compositeur Beethoven est la seule passion du héros Alex, que ses instructeurs moraux transforment par la suite en réflexe pavlovien. Il était donc logique que le musicien allemand soit au centre du film choc de Kubrick. Kubrick fait le choix d’utiliser des extraits de la 9ème Symphonie de Beethoven adaptés au synthétiseur par la musicienne Wendy Carlos (qui a commencé sa carrière sous le nom de Walter Carlos).

Cette dernière ne se contente pas de travailler des œuvres de Beethoven ; outre plusieurs compositions originales, elle adapte également Rossini (La Pie Voleuse, l’ouverture de Guillaume Tell) et Edward Elgar (Pompes et Circonstances). Cette bande son reconnaissable entre toutes, car dénaturant complètement les œuvres classiques originales, accentue l’impression de malaise. Kubrick va plus loin dans la provocation en utilisant en générique de fin le célèbre standard crooner Singin’ in the Rain, clin d’œil sarcastique semblant signifier qu’aucun happy end n’est de mise dans ce pamphlet interrogeant la violence sociétale. D’ailleurs, c’est cet air qu’Alex chante lors de la scène de viol du début du film.

Barry Lyndon : Oscar de la meilleur BO

flFl_Illustration_21192.gifDans Barry Lyndon, le réalisateur revient à une orchestration plus traditionnelle. Comme pour 2001 : L’Odyssée de l’Espace, le cinéaste prend un soin particulier à choisir les extraits musicaux qui illustreront ce film historique. Il utilise des extraits de compositeurs du XVIIIème siècle et du début XIXème siècle : Bach, Schubert, musiques traditionnels anglaises et la célèbre Sarabande d’Haendel, orchestrée de différentes manières. Cette Sarabande est utilisée telle un leitmotiv accompagnant l’ascension et la chute de Barry Lyndon. Les scènes de vie et de guerre sont illustrées d’airs traditionnels (Piper’s Maggot Jig, The Sea-Maiden, British Grenadiers, Lilliburlero) joués sur des instruments d’époque et donnant ainsi au film un parfum d’authenticité.

L’entrée de Barry dans "le grand monde" est illustrée par des extraits de musique classique donnant aux scènes une ampleur et une luxuriance qui a fait la célébrité de ce film. Idoménée de Mozart, un concerto pour violoncelle de Vivaldi et surtout le Trio en mi bémol de Schubert subliment les images de Kubrick. Il a été judicieusement fait remarqué à ce dernier que Schubert était un compositeur du XIXe siècle et que ce trio était donc anachronique dans ce film d’époque se situant un siècle plus tôt ; Kubrick a répondu qu’il a fait ce choix esthétique car il n’avait trouvé aucun autre morceau se prêtant aussi bien à son film. Au final, la musique originale de Barry Lyndon vaudra à l’arrangeur Leonard Rosenman un Oscar pour son travail.

Shining et Full Metal Jacket : L’effroi des images et le choc musical

En 1979, la sortie de Shining est un choc pour le cinéma d’épouvante : rictus de Jack Nicholson, huis clos étouffant dans un hôtel immense et somptueux, omniprésence de la lumière blanche, adaptation contemporaine du mythe de la damnation. Il fallait une musique à la hauteur de ce choix esthétique ; elle fera date et école dans le cinéma d’horreur et d’épouvante. Kubrick choisit d’utiliser une BO exigeante et oppressante. Wendy Carlos, qui avait œuvré dans Orange mécanique, est mise à contribution et compose l’ensemble de la bande originale. Mais Kubrick prend le parti de n’utiliser que deux morceaux, un Dies Irae et Rocky Mountains, que l’on entend au début du film - ce qui décevra fortement Wendy Carlos.

L’ensemble de la bande-son est d’abord un emprunt au répertoire contemporain : la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartok (1936), plusieurs œuvres du compositeur polonais Krysztof Penderecki (Utrenja, De Natura Sonoris n°2, Le Réveil de Jacob, Polymorphia). L’utilisation de cordes nerveuses, les percussions et les dissonances participent à l’atmosphère angoissante de cette adaptation du roman de Stephen King.

Dans Full Metal Jacket, violent film antimilitariste, Kubrick ne pouvait pas appréhender musicalement cette œuvre de la même manière que Les Sentiers de la Gloire ou que Dr Folamour : 30 années avaient passé au cours desquelles le monde avait connu les bouleversements des révolutions sociétales de 1968 ; de plus, aux États-unis la Guerre du Vietnam avait bouleversé toutes les certitudes américaines. Full Metal Jacket est donc un film engagé et qui se situe dans son époque. Kubrick choisit donc pour accompagner sa bande son de musiques pop et rock, un genre pour lequel il est moins sensible que le jazz, le classique ou le contemporain. Pour autant, le cinéaste fait mouche : pour décrire la vie de jeunes hommes confrontés à l’expérience humiliante de l’instruction militaire puis de la guerre, Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharaohs, Chris Kenner, Nancy Sinatra, The Trashmen ou les Rolling Stones paraissaient mieux indiqués que Mozart, Ligeti, Schubert ou Beethoven ! En outre, Stanley Kubrick demande à sa fille Abigail Maed d’inclure des compositions originales. La musique est au service du réalisme du film tout en servant de contre-pied ironique aux propos engagés de Kubrick : le rock, musique festive et exutoire, illustre une guerre absurde et des comportements militaires peu édifiants, le tout étant contrebalancé par la BO inspirée d’Abigail Maed.

Eyes Wide Shut : un aboutissement visuel et musical

Au sommet de son art, Kubrick n’a pas caché qu’il tenait Eyes Wide Shut comme le meilleur film de sa carrière. Une fois de plus, il va prendre un soin particulier à adapter la bande son à cette fiction dramatique. La principale difficulté est que ce drame intimiste baigne tout entier dans une sorte de torpeur, à mi chemin entre la réalité et le rêve. La musique est d’une grande variété : le jazz avec le standard Strangers In The Night, le pop-rock avec le tube de Chris Isaak Baby Did A Bad Thing, la musique classique avec la valse Jazz Suite de Chostakovitch qui va devenir internationalement connue et la musique contemporaine avec Ligeti (Musica Ricercara n° 2, utilisée dans la scène de l'orgie).

La valse néo-classique de Chostakovitch, derrière sa légèreté, illustre les failles dans le couple Bill-Alice (le départ pour la fête) : l’examen d’une jeune femme à moitié nue (Mandy !) dans le cabinet de Bill contraste avec une scène banale – pour ne pas dire ennuyeuse – lorsqu’Alice s’occupe de sa fille. Preuve que cette valse n’est qu’une illusion, au moment du départ à la soirée du début du film, Bill coupe lui-même la chaîne et la musique s’éteint.

La valse est la musique de l’illusion ; le jazz, lui, est celle de la tentation : la fête des Ziegler pendant laquelle Alice est draguée, la rencontre avec la prostituée Domino, les retrouvailles avec le pianiste de jazz qui introduit Bill à la fête du château.

La musique pop-rock (Chris Isaak) est utilisée dans la scène phare du film : la scène de séduction devant le miroir est érotisée à l’extrême grâce aux couleurs chaudes et surtout à la musique - et aussi pour le spectateur un tant soit peu averti par le fait qu’Alice/Kidman et Bill/Cruise sont à l’époque en couple à l’écran comme à la ville. La chanson Baby Did A Bad Thing n’est pas qu’une illustration sonore d’une des scènes les plus célèbres de l’œuvre de Kubrick : c’est aussi et surtout une chanson qui exprime le sentiment de culpabilité d’Alice, appuyé par son regard sombre.

La musique contemporaine accompagne les interrogations, les doutes et les fantasmes des protagonistes : l’angoisse et la paranoïa de Bill est servi par la Musica Ricercara n°2 de Ligeti (une nouvelle fois mis à l’honneur par Kubrick), la jalousie lorsqu’il imagine sa femme entre les bras d’un officier de marine est illustrée par un morceau de Jocelyn Pook (The Naval Officer) tout comme les séquences orgiaques.

C’est sans doute dans ce dernier film que la science de l’utilisation de la bande-son peut être considérée comme aboutie. Pour la dernière fois de sa vie, Kubrick prouve ainsi qu’en plus d’être un cinéaste impressionnant, il est un musicien et un mélomane inspiré.

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00:03 Écrit par Bruno Chiron | Tags : kubrick, classique, contemporain | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | | |